Résist-Tente
« N’ayez plus peur de nous »
Il n’est pas si fréquent de passer d’un côté à l’autre de la barrière séparant travailleurs sociaux et personnes accompagnées. C’est pourtant le parcours atypique de Myriam Jolivet, éducatrice par choix, sdf par accident et actrice pour témoigner.
Elle arrive sur scène, s’allonge sur un banc, tente de se réchauffer, en s’entourant d’une couverture. Mais rien n’y fait : elle a froid. S’ensuivent, pendant une heure vingt, quinze saynètes qui confrontent le spectateur au vécu d’une femme vivant à la rue. Cette tente Quechua où elle se réfugie et dont elle refuse l’entrée à un homme qui veut y entrer. Cette journaliste avide de sensationnel et de misérabilisme, qui vient l’interviewer. Cette ménagère qui s’est disputé avec son mari et qui la rejoint pour discuter avec elle de la décoration de son logement, avant de rejoindre son domicile pour se mettre au chaud. Cet alcool dont elle aimerait bien se débarrasser. Mais pour arrêter de boire, il faut avoir une raison. Et elle, elle n’en a pas. Cette pétition qui circule dans le voisinage pour que les SDF s’en aillent. Ces centres d’hébergement imposant des règlements infantilisants, qu’aucun travailleur social chargé de les faire respecter, ne supporterait pour lui-même. Ces attentes des professionnels que des personnes en situation de survie soient en capacité de formuler … un projet. Et puis, il y a ces morts de la rue : celui qui s’est endormi et ne s’est jamais réveillé ou encore celui qui se suicide, après s’être fait chasser du métro. Seule en scène, Myriam Jolivet présente un spectacle poignant et criant de vérité. Logique : elle vient de la rue. Mais, s’il n’est déjà pas très fréquent de voir une actrice jouer sur scène son propre vécu de sans domicile, c’est encore plus improbable qu’elle ait eu un passé de travailleuse sociale.
Du travail social …
C’est pourtant son cas. De 1997 à 2000, elle suit une formation d’éducatrice spécialisée dans cette école appelée alors l’IFRAMES, à Angers (et devenu depuis, l’ARIFTS). Son itinéraire la conduit à la fameuse clinique Laborde fondée par Jean Oury. Elle y découvre un mode d’accompagnement original inspiré par la psychothérapie institutionnelle : aucune porte n’est fermée à clef, personne ne porte de blouse. C’est à La Plaine Saint Denis, qu’elle exerce son premier emploi, en prévention spécialisé. Ce boulot, elle l’investit beaucoup. Certes, intervenir à deux dans un secteur de 16.000 habitants n’est pas forcément très confortable. Mais, elle s’y consacre avec passion. Elle intervient notamment dans un camp de Roms. S’appuyant sur son réseau, et plus particulièrement sur un médecin et une directrice d’école, elle réussit à faire vacciner et à scolariser la plupart des enfants. Elle arrive à convaincre des jeunes du quartier d’entrer dans ce camp qui traine derrière lui tant d’idées reçues. Elle les a mis au défi d’accepter une rencontre avec les familles Roms. Ils en sortiront stupéfaits de se rendre compte combien cette population leur ressemble et séduits par la chaleur avec laquelle ils ont été accueillis. Mais bientôt, coup de tonnerre : la direction de son association décide de mettre un terme à l’intervention auprès de cette population. Motif ? Ne pas indisposer la municipalité qui voit là un appel d’air, incitant d’autres personnes en difficulté de cette communauté à affluer dans la commune. Croire que Myriam Jolivet va obéir à cette injonction, c’est bien mal la connaitre. Elle continue à travailler auprès de populations roms, mais décide de ne plus en parler en équipe.
… à la rue …
Cela dure quelques mois … jusqu’à ce que sa hiérarchie s’en aperçoive. Quand son Directeur le découvre, il lui mène la vie dure. « De ce jour, il n’a cessé de me harceler, cherchant à ce que je démissionne », explique-t-elle. Cette confrontation avec son employeur a, bien sûr, contribué à la fragiliser. Mais, c’est un enchainement d’autres circonstances qui vont précipiter sa chute. Son petit garçon, avec qui elle vit seule, lui demande d’aller habiter avec son père. Racketté quatre fois et témoin d’un affrontement à coups de couteau, l’enfant vit dans l’insécurité et n’en peut plus du quartier. Consciente de la souffrance de son enfant, sa mère se résout à ce déménagement. Elle ne supporte pas très longtemps de vivre dans un appartement trop grand pour elle. Elle donne son préavis, mais ne réussit pas à trouver le studio qu’elle recherche. Pour obtenir un logement social, il y a six ans d’attente. C’est le début de la galère. Elle se fait héberger à droite et à gauche, tantôt chez un ami, tantôt chez un autre. Bientôt, elle n’ose plus les solliciter. Elle continue à travailler, mais n’en parle pas à ses collègues de travail. Ils ne voient rien. Ou, peut-être, ne veulent-ils rien savoir ? « On a envie d’être considérée d’égal à égal et non dans la pitié » explique Myriam Jolivet, pour justifier son refus d’appeler à l’aide. Le sentiment de honte fait écran. C’est bientôt le gouffre. Elle tombe dans le néant. Elle termine son contrat, sans en retrouver un autre. La voilà sans logement, sans travail, bientôt sans ressources.
… et à la scène
Elle, qui était éducatrice spécialisée, passe de l’autre côté : elle n’est plus celle qui aide et accompagne, mais celle qui connait la déchéance, la perte totale de dignité et le quotidien innommable de la rue. Elle est confrontée à l’alcool et à la drogue, subit l’inhumanité, vit la vigilance permanente d’une femme seule dans la rue. Sous l’effet de l’insécurité, la valeur des savoirs acquis s’estompe, laissant la place aux instincts les plus bas. Fin 2006, Myriam Jolivet rejoint « les enfants de Don Quichotte ». Elle a touché le fond et commence une lente remontée. Alors qu’elle préférait jusque là la chaleur des relations avec ses amis de la rue, à la froideur des murs, elle accepte d’intégrer une structure d’hébergement. Taraudée par l’envie de s’en sortir, elle va trouver les ressources enfouies au fond d’elle-même pour réussir à sortir progressivement du néant. Cela ne fait que deux ans que sa galère a débuté. D’autres le sont depuis dix ou vingt ans. Elle a gardé des alliés dans sa tête : son passé de professionnel, son goût de la lecture, sa capacité d’élaboration sur ce qu’elle est en train de vivre. L’écriture va grandement l’aider. Elle a commencé à noircir des pages pour décrire son vécu. L’idée d’un spectacle lui vient ensuite. Ses premiers auditeurs sont ses compagnons de misère. Ils l’encouragent à continuer : ils ont enfin trouvé quelqu’un parlant avec justesse de ce qu’ils vivent. Elle en fait son projet de vie. Les travailleurs sociaux lui rient au nez. Où a-t-on vu un SDF monter sur scène ?
Témoigner
Pourtant, elle réussit. En 2006, la pièce « Resist’tente » nait. Ils sont quatre à la jouer. Deux des acteurs meurent. Le troisième abandonne. Myriam Jolivet se retrouve seule. Elle persévère. Elle fait tout, toute seule : la communication, la bande son, la mise en scène, l’actrice, juste aidée pour la partie administrative. Si le scénario s’abreuve à son histoire, ce n’est pas par exhibitionnisme. Elle ne veut plus laisser aux sociologues, aux psychologues ou aux travailleurs sociaux le soin de parler de la réalité de la rue. Elle veut raconter son expérience singulière, sans vouloir généraliser. Elle connait trop bien la diversité des parcours et des problématiques menant à l’exclusion. Son message est simple et son intention est claire : inviter à ne plus enfermer les sans domicile dans des étiquettes et inciter à préserver l’humanité dans nos relations à eux. « Celle ou celui que l’on regarde, continue à vivre », explique-t-elle. « On meure de ne pas exister aux yeux des autres, de n’avoir plus de valeurs pour eux », continue-t-elle, en expliquant combien un sourire ou un regard qui ne fuie pas est bien plus important qu’une pièce. « Comment un amas de chair désabusé peut-il avoir une destinée ? », s’interroge-t-elle dans son spectacle. C’est de cette conviction mortifère partagée par tant de personnes à la rue et par tant de bien logés, que vient une partie du problème. La solution, pour une part, est bien dans ce changement de vision collective. C’est, en tout cas, une certitude pour Myriam Jolivet qui s’attache à le démontrer, représentation après représentation, à travers tout le pays. Si elle a réussi à s’en sortir, elle n’en a pas pour autant oublié ses compagnons de la rue qu’elle fait passer, grâce à sa pièce, sur le devant de la scène.
Jacques Trémintin
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